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Heidi.news entreprend la republication des articles issus du périple que raconte le film «Riverboom» de Claude Baechtold. Ces textes de Serge Michel, avec les photos de Paolo Woods ont parus en 2002 dans Le Temps et Le Figaro. Ils éclairent (alors qu'on ne pouvait pas, à l’époque, s’en rendre compte) tous les éléments qui ont favorisé la terrible reprise du pouvoir par les talibans en 2021.Le 11 septembre 2001, les tours jumelles du World Trade Center explosaient et l’ordre international avec. Les Américains cherchaient des coupables, au pire des boucs émissaires. Les talibans avaient hébergé Oussama ben Laden, cerveau des attentats, voilà qui suffirait pour aller s’embourber vingt ans en Afghanistan. J’étais alors correspondant en Iran depuis plus de trois ans, et ma région se trouvait soudain au centre du grand jeu. Un peu de chasselas et beaucoup d’obus Je me souviens bien de la soirée du 7 octobre 2001. L’ambassade de Suisse à Téhéran tenait réception pour clore la visite officielle de Pascal Couchepin, alors à la tête du Département fédéral de l’économie. L’ambassadeur, Tim Guldimann, était nerveux: il avait suggéré aux Américains, dont il représentait les intérêts en Iran, de le prévenir un peu avant leur intervention imminente contre les talibans, de sorte qu’il puisse à son tour prévenir les autorités iraniennes afin de les remercier pour leur coopération.Lire aussi l’entretien croisé: C'est l'histoire de trois protestants qui grimpent dans une bagnole A l'époque, Téhéran espérait renouer avec les Etats-Unis et avait notamment fourni à Washington, par l’intermédiaire de la Suisse, une liste de positions militaires en Afghanistan à bombarder en priorité. Les attentats d’Al-Qaeda avaient rebattu les cartes. Tim Guldimann avait l’intuition que l'Iran, grand pays chiite, opposé aux talibans sunnites, devait saisir l’occasion pour revenir dans le concert des nations.L’ambassadeur allait et venait entre les salons et la terrasse, son téléphone à la main, afin de ne pas manquer un possible appel de la Maison-Blanche. Le téléphone n’a pas sonné, mais l’attaque a bien été lancée, en fin de soirée, alors que je sirotais un verre de chasselas au fond du jardin de l’ambassade avec d’autres convives – ne me jugez pas, les réceptions diplomatiques étaient une des rares occasions de boire du vin dans la stricte République islamique. Tim Guldimann en fut dépité: le refus américain d’adresser un signal cordial aux Iraniens ne présageait rien de bon pour la suite. Le renouveau d’un pays Quelques jours plus tard, avec un confrère britannique, nous franchissions le poste frontière déserté d’Islam-Qala, entre l’Iran et l’Afghanistan, pour raconter la déroute des talibans. Nous sommes arrivés à Hérat une heure à peine après leur fuite précipitée. Ce fut pourtant passionnant: reporter d'après-guerre est un métier bien plus intéressant que reporter de guerre! Quand les armes se taisent, les paroles se libèrent, les portes s'ouvrent, les histoires sortent. De là est venue l'idée, avec le photographe Paolo Woods que j’avais rencontré l’année précédente à Téhéran, de faire ensemble, dès que possible, un grand tour du pays pour raconter l’Afghanistan qui se réveillait d’un long cauchemar, après 13 ans de guerre contre les soviétiques et le régime communiste de Kaboul, quatre ans de guerre civile, six ans sous les talibans.On s’est donné rendez-vous à Kaboul, en mars 2002. Mais j’étais entre-temps rentré en Suisse pour des raisons familiales, et il me fallait ramener ma voiture en Iran. Une semaine de route solitaire, par l’Italie, la Grèce et la Turquie. Alors j’ai passé un coup de fil à une autre connaissance, Claude Baechtold, graphiste de son état, dont j’avais aussi fait la connaissance, séparément, à Téhéran. Je savais qu’il avait du temps: ses parents étaient décédés brutalement et il cherchait quoi faire de sa vie. Je suis passé par Vevey, il a sauté dans ma voiture, muni de son petit appareil photo. Un tour complet d’Afghanistan La suite, c’est son film «Riverboom» qui la raconte. On a retrouvé Paolo à Kaboul, Claude a acheté un caméscope au bazar et on s’est embarqués sur la route chaotique qui fait un tour complet d’Afghanistan et qu’avaient empruntée Ella Maillard et Annemarie Schwarzenbach dans une vieille Ford, en 1939 (périple raconté dans La Voie cruelle). A son retour, Claude a confié les cassettes à un ami pour qu’il les numérise, lequel les a perdues pendant 20 ans.Quand ces cassettes sont réapparues, Claude, soutenu par Paolo et moi, mais surtout par des producteurs visionnaires (Luc Peter et Katia Monla d’Intermezzo) et un monteur extraordinaire (Kevin Schlosser), a passé cinq mois à en fabriquer un film qui, vous verrez, est très étonnant. Il est sorti en France fin septembre, où il a reçu un accueil critique enthousiaste, et sort en Suisse dans quelques jours.Mais la suite, ce sont aussi les articles que j’ai écrits durant ce voyage qui la racontent – un peu différemment. Ils sont parus en série d’été en 2002 dans Le Temps et Le Figaro. J’ai choisi de les republier à partir d’aujourd’hui sur Heidi.news, avec les très belles photos de Paolo Woods.Pourquoi cette republication?Pas seulement parce qu’il est très difficile de retrouver ces articles dans les archives de ces journaux et parce que le livre que nous avions aussi publié, «American Chaos» (Le Seuil, 2003), est épuisé. Pas seulement, non plus, pour rendre justice au travail exténuant qu’a été ce reportage – le film en montre surtout les coulisses (on nous voit casser des œufs au petit déjeuner, nous disputer sur des notes de frais ou la couleur de mes chaussettes…) mais il passe rapidement sur la centaine d’interviews faites le long de la route, la difficile vérification des infos et le magnifique travail photo de Paolo Woods. Le ver était dans le fruit De fait, je me suis aperçu, en visionnant le film et en relisant mes textes, que nous avions – sans le savoir! – au fil des villes, villages et vallées perdues, fait émerger, un par un, tous les éléments qui allaient faciliter le retour dramatique des talibans en 2021: La tyrannie des seigneurs de guerre, La vengeance ethnique, surtout contre les Pachtounes, La sécheresse et la famine, Les vastes territoires minés, La corruption, L'impossible désarmement des milices, La folle importance de la culture et de l’exportation de l'opium, Le banditisme et le pillage des sites archéologiques. Ce n’est pas un scoop: l’opération occidentale en Afghanistan, de 2001 à 2021, a été un fiasco. Les femmes ont certes recouvré une partie de leurs droits durant ces 20 ans, une certaine liberté d’expression a pu émerger, mais tant d’erreurs ont été commises par la coalition portée par les Etats-Unis que l’issue était presque jouée d’avance. Cela a eu des conséquences désastreuses – et pas seulement pour les Afghans. Il est communément admis que la débandade américaine à Kaboul en août 2021 a encouragé Vladimir Poutine à mettre à exécution l’année suivante son projet d’invasion de l’Ukraine, tablant sur un affaiblissement prolongé de l’Occident.Une partie de notre histoire contemporaine s’est ainsi jouée dans les vallées afghanes; les dix épisodes qui vont se suivre racontent ce qu’on pouvait y voir durant le bref printemps de 2002. Ce moment où tout paraissait encore possible.
Après la chute des talibans, à l'automne 2001, un reporter, un photographe et un futur cinéaste s'embarquent pour un tour complet du pays. Le récit, marqué par les paysages verts et les pluies de l'éphémère printemps afghan, commence à Kaboul le 21 mars 2002 avec Nowrouz, la nouvelle année. Ce voyage peu commun est celui que raconte le film Riverboom, qui sort en Suisse ce 30 octobre 2024.Depuis combien de temps Kaboul ne s'est-elle pas sentie aussi légère? Dès six heures ce matin, des milliers de citadins se sont déversés par camions et grappes de vélos au pied de la colline d’Asmaï, qui fut un des pivots de la guerre. Comme le cimetière au fond de la vallée a tout de suite été noir de monde, la foule a escaladé les flancs de la montagne et voilà l'horizon bientôt crénelé de petites silhouettes. Les maisons détruites, les gravats partout laissés par la guerre, les rochers éboulés: tout est gris sale sauf cette petite mosquée fraîchement repeinte de bleu, au cœur de la fête.Aujourd'hui, 21 mars 2002, commence l'année afghane 1381. Il y a de la joie, de la douleur et pour la première fois depuis vingt-trois ans il y a aussi de l’espoir. La joie, c'est l'équinoxe de printemps, Nowrouz, qui donne ici le départ des années civiles selon l'antique calendrier solaire de Zarathoustra. Or cette année, la fête de la renaissance et de la fertilité coïncide avec celle de la douleur et de la mort: c'est Moharram, le mois lunaire le plus sacré des musulmans chiites. Ils commémorent leur terrible défaite contre les sunnites à Karbala en 680 de notre ère. La foule rassemblée pour célébrer Nowrouz, le nouvel an afghan. Nous sommes en 1381 pour leur calendrier et c'est la première fois depuis des années que cette communauté chiite peuvent célébrer librement cette fête d'origine persane réprimée par les talibans. Photo: Paolo Woods Alors la foule, chiite en majorité, va se précipiter à la mosquée pour tenter d'embrasser le mât à l'étendard vert de l'islam que dresse une fragile équipe de karaté. Peu importe que la police bastonne ceux qui s'attardent et surtout ceux qui parviennent à grimper le long du mât: poser ses lèvres contre le pilier magique et c'est l'extase. Plus tard, il faudra aussi se flageller le dos et les pectoraux en signe de mortification. En 680, Hussein, le chef des chiites à Karbala, a été décapité. Aujourd'hui, à Kaboul, à Machhad, à Téhéran, on peut bien souffrir un peu. Le sang jaillit bientôt sous les coups répétés des chaînes.De l'autre côté de la capitale, une autre foule a envahi un autre cimetière et prie pour ses morts. Une des tombes les plus entourées est celle d'Ahmad Zaher, crooner afghan très populaire des années 1970, probablement assassiné par le régime communiste. Trop de femmes éprises venaient ici prier, et les talibans ont dynamité le monument. Les tiges métalliques du béton armé se tordent vers le ciel comme des mains éperdues. Il y a des gens qui chantent, d'autres racontent seulement des histoires.Soudain, une explosion. Une petite fumée sur le flanc de la colline. Quelqu'un a sauté sur une mine.Alors de toute la montagne et du cimetière, comme une troupe d'insectes insensés, la foule se précipite au secours du malheureux, sans le moindre égard pour les autres mines probablement enfouies un peu partout. Quelques minutes plus tard, le pauvre diable à la jambe sectionnée passe sous nos yeux, porté par des centaines de bras dévoués. Les gens de Kaboul avaient surnommé cet endroit la montagne des culs-de-jatte. Pendant les combats inter-afghans de 1992 à 1996, le seigneur de la guerre Golbuldine Hekmatyar y faisait garder ses positions par des soldats ayant déjà perdu une jambe ou les deux, afin qu'ils ne puissent s'enfuir et soient obligés de repousser les offensives de Massoud s'ils voulaient survivre.* * *Nous partons demain pour un tour complet du pays dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, trois mille kilomètres le long de l’ancienne route nationale circulaire qui passe par Mazar-e Sharif, Hérat et Kandahar avant de revenir dans la capitale. Pas de téléphone, pas de poste, pas de voyageurs : il ne semble exister aucune communication entre Kaboul et les provinces. Personne pour nous dire si la route est partout praticable. On verra bien: «prendre son temps est ici le meilleur moyen de ne pas en perdre», a écrit Nicolas Bouvier en arrivant à Kaboul en 1954.Pour l'Afghanistan, 2002 est l'année zéro. Après treize ans de guerre contre les soviétiques et le régime communiste de Kaboul, quatre ans de guerre civile, six ans de talibans et l'offensive américaine de l'automne dernier, le pays est à plat.Dans la capitale, les expatriés sont en ébullition. La conférence de Bonn, en décembre 2001, a fixé un calendrier pour restaurer un État centralisé et démocratique. Les Afghans attendent d’un jour à l’autre le retour de leur roi Zaher. Les fonctionnaires des Nations unies préparent une loya-jirga, grande assemblée traditionnelle des notables de chaque tribu, chaque village, chaque profession. Quant aux Américains, surpris d’avoir vu les talibans fondre si vite, ils retirent déjà certaines de leurs troupes. Mais à quoi ressemble le pays qu’ils ont conquis et dont ils sont encore très absents? Avec un traducteur embauché pour un mois ou plus, parlant dari (persan) et pachtou, nous allons tenter un état des lieux, le long de la route. Salang, un tunnel en enfer Levé depuis quelques minutes, le soleil dissipe la brume et révèle toute l'étendue du désastre. Pas âme qui vive dans la plaine de Shomali, au nord-est de la capitale. Les ruines commencent à la sortie de Kaboul et se succèdent de village en village, sur des kilomètres. Maisons éventrées, champs abandonnés et quelques cailloux peints de rouge ou de bleu, indiquant des territoires minés. Cinq ans de combats entre les talibans et les hommes de feu du commandant Massoud ont pétrifié la plaine fertile qui fournissait fruits et légumes aux marchés de la capitale. Construit en 1964 par les Soviétiques au nom de l'«amitié entre les peuples», ce passage dans l'Hindou Koush leur a permis d'envahir le pays plus rapidement quinze ans plus tard. Il a servi de frontière entre les Talibans et l'Alliance du Nord et a été fréquemment miné. Aujourd'hui, les voitures restent coincées dans les trous de la chaussée ou bloquées par la glace et les voyageurs meurent souvent d'asphyxie dans ce tunnel sans lumière et sans air. Photo: Paolo Woods Passé l'ancienne ligne de front à l'aéroport de Bagram, aujourd'hui principale base américaine dans le pays, réapparaît tout ce qui fait la vie d’ici: des enfants qui vendent des œufs durs, des ânes qui tirent des charrettes, des femmes en burqa, des marchands de bois à la pesée, des galettes de pain accrochées à l'extérieur d'une échoppe noircie. Mais la route, qui grimpe l'Hindou-Kouch entre des montagnes d'éboulis et des rochers d’apocalypse menaçant de poursuivre une course suspendue, retrouve brusquement la signature de la guerre. Les virages sont effondrés, les ponts dynamités. Massoud les a fait sauter une première fois durant la guerre civile de 1992 à 1996 pour empêcher Dostom de fondre sur Kaboul. Et une seconde fois en 1997 pour empêcher les talibans de le poursuivre.Beaucoup plus haut commencent les galeries menant au tunnel. Cachet soviétique, 1964, au nom de l'amitié entre les peuples permettant quinze ans plus tard d'envahir plus vite le pays. Les voitures se lancent à l'assaut de monticules de neige soufflée, échouent, glissent comme des insectes et s'amoncèlent dans un virage. La nôtre a des chaînes. A 3363 mètres d'altitude, voilà la bouche du tunnel. Nuit soudaine, colonnes de glace, trafic arrêté et grondement des moteurs sous la voûte. Trop de fumées d'échappement pour que les phares éclairent quoi que ce soit. Des ombres qui courent et des cris, le convoi redémarre sur la glace vive trouée d'énormes crevasses où s'immobilise bientôt un minibus en décomposition avancée. Affolement, klaxons. Les minutes passent. Quelques mètres sont franchis. Soudain, une montagne de marchandises, des ballots de vêtements pakistanais abandonnés par un camion renversé la veille qui a été évacué toute la nuit. Enfin la lumière, il a fallu une heure pour deux kilomètres de tunnel. Et cette pancarte, à la sortie: «Si vous êtes bloqués, éteignez immédiatement le moteur, beaucoup de gens sont morts asphyxiés.»Il n’y a rien d’illogique à ce que le Salang, c’est-à-dire la chaîne de l’Hindou-Kouch, soit si difficile à franchir. Parce qu’à quatre mille mètres d’altitude en moyenne, cette épine dorsale descend en diagonale de l’Himalaya et forme une véritable frontière au milieu de l’Afghanistan. Nicolas Bouvier, qui faillit perdre ses oreilles en 1954 à la passe de Shibar, à l’ouest de Salang, résume ainsi ce partage des mondes:«Versant sud: un plateau brûlé, coupé de vallées-jardins, qui s’étale jusqu’aux montagnes de la frontière baloutche. Le soleil est fort, les barbes noires, le nez en bec. On parle et on pense pachtoune (la langue des Pathans) ou persan. Versant nord: une lumière filtrée par les brouillards de la steppe, les faces rondes, les regards bleus, les manteaux ouatinés des cavaliers ouzbeks au trot vers leurs villages de yourtes. Des sangliers, des outardes, des cours d’eau éphémères sillonnent cette plaine à joncs qui s’incline en pente douce vers l’Oxus et la mer d’Aral. On est taciturne. On parle sobrement les dialectes turcs d’Asie centrale. Ce sont plutôt les chevaux qui pensent.»Il manque au moins trois peuples dans ce passage de L’Usage du monde – que le voyageur suisse décrit ailleurs. Les Kafirs (païens) du Nouristan, d’abord, peu nombreux, installés dans les vallées imprenables en direction du Pamir. Ils sont de race claire, tardivement convertis à l’islam et l’on dit qu’ils descendent des armées d’Alexandre le Grand. Les Hazaras du centre du pays, ensuite, occupent surtout la vallée de Bamyan, très enclavée, aux terres peu productives. Ils parlent dari. C’est une population aux traits asiatiques, de confession chiite, qui fut victime de grandes persécutions à la fin du XIXe siècle et n’a pas eu accès à l’urbanisation accélérée des années 1960. Les Tadjiks, enfin, présents des deux côtés de l’Hindou-Kouch, dans la partie orientale du pays. C’est la minorité la plus importante, celle dont le souverain pachtoune a toujours appris la langue, le dari, qui est un persan sans influence arabe.Ce dernier quart de siècle, la guerre sainte contre l’URSS, puis la guerre civile, et surtout le règne des talibans ont fortement contribué à dresser les ethnies afghanes les unes contre les autres. Écartons les Nouristanais, qui n’ont jamais vraiment compté, et les Ouzbeks des steppes du nord-ouest, qui n’ont pas joué un rôle fondamental en tant qu’ethnie, peut-être parce que leur cause fut détournée par le plus connu et le plus brutal d’entre eux, le général Dostom.Les Hazaras se sont rapidement tournés vers l’Iran, qui leur offrait une terre d’asile exceptionnelle (plus de deux millions de réfugiés) ainsi qu’une infrastructure politico-militaire, puisque Téhéran a présidé à la création d’un parti chiite unique, le Hez-e Wardad, auquel ont ensuite été donnés des moyens de combattre. Les Hazaras ont été les grandes victimes de la guerre civile, car leurs milices n’ont jamais été assez fortes pour se passer d’alliances. Ils ont ensuite terriblement souffert des talibans; ces derniers avaient moins d’égards pour les chiites que pour les juifs ou les païens. Sur la route de Pol-e Kumri, mars 2022. Des centaines de Hazaras ont été enterrés dans ce vaste cimetière sans nom. Ils sont les victimes de la guerre civile (1992-1996). Photo: Paolo Woods Les Pachtounes, majoritaires, sont les souverains traditionnels depuis la fondation de l’Afghanistan moderne par Ahmed Shad Abdali en 1747. Leur domination était encore plus imposante avant la réduction drastique de la surface du pays, lorsque les Indes britanniques ont annexé de nombreux territoires aujourd’hui situés au Pakistan. Dès 1992, la guerre civile remet en cause les privilèges pachtounes et voit deux personnages partageant la même idéologie religieuse s’affronter impitoyablement: le Tadjik Rabbani, qui sera président et le Pachtoune Hekmatyar, qui voulait l’être. La conquête foudroyante du pays par les talibans, issus des tribus pachtounes, allait rejeter les Tadjiks dans leurs hautes vallées et rallumer, dans tout le pays, la haine des Pachtounes.Les Tadjiks, enfin, furent bien représentés durant la lutte contre l’URSS et imaginaient en être récompensés à la chute du régime communiste. Dès 1998, c’est un petit groupe d’entre eux, dans la vallée du Panchir sous le commandement d’Ahmad Shah Massoud, qui resta seul à résister aux talibans, grâce à une aide massive de l’Iran et de la Russie. Du coup les Américains, au moment de renverser les talibans, comptaient plutôt sur une brochette de commandants pachtounes qu’ils avaient bien connus durant le jihad. La mort du plus important d’entre eux, Abbdul-Haq, obligea Washington à changer de plan et à faire alliance avec les Panchiris. Lesquels, depuis, occupent Kaboul en vainqueurs. Nahrin, l'habitude afghane du malheur Une vallée au nord de l'Hindou-Kouch bordée de montagnes enneigées que traversent quelques nomades, les amandiers et les grenadiers en fleurs qui brillent dans la lumière du printemps, du blé qui, pour la première fois après quatre saisons sèches, trouve assez d'eau pour pousser.Comment terre si belle a-t-elle pu trembler?Il y a deux jours, à l'heure où les familles se retrouvent assises sur le tapis pour le repas du soir, une secousse terrible a rasé la vieille ville de Nahrin. L'habitat traditionnel à base de boue séchée a été instantanément réduit en gravats, écrasant hommes et bétail. Il y aurait près d'un millier de morts. La maison nous est tombée d'un coup sur la tête. J'étais pris dans les décombres, témoigne un habitant de la rue principale, assis sur son monceau de débris, le visage couvert de pansements. L'habitude afghane du malheur l'empêche de pleurer. Mais sa mère et trois de ses enfants ont été écrasés. Ils étaient morts quand les voisins sont venus les déterrer. Malgré l’abondance d'aide humanitaire stockée dans la région en prévision d’une famine cet hiver qui n’a finalement pas eu lieu, les sinistrés de Nahrin qui l’ont pu ont choisi de s'en aller. On marche ainsi dans des rues désertes aux murs effondrés, laissant béantes des habitations dont le seul meuble, souvent, était un tapis. D'autres ont à peine terminé d'extraire ce qu'ils pouvaient des décombres et se mettent en route. Comme Qhak Tajmohammad, qui conduit deux ânes portant tous ses biens. Sur l'un il y a sa femme, vêtue d'une burqa blanche, qui semble plus fantomatique que jamais dans ce décor d'apocalypse, sur l'autre sont roulés des habits et un tapis. J'ai tout perdu. Ma maison lundi soir et mes animaux l'an dernier à cause de la sécheresse. Ses dernières économies servent à louer ces deux ânes pour le voyage de Pol-e Kumri, une nuit et un jour de marche.Les répliques semblent donner raison à ceux qui partent. Hantés par les images de la journée, nous cherchons le sommeil sous une tente, à même le sol, remués toutes les heures et finalement réveillés à l'aube par une secousse secondaire plus violente et plus longue que les autres.Prochain épisode: Dans la poudrière de Mazar-e Charif
Lorsqu’il a quitté Paris pour le Donbass en 2015, Wassyl Slipak a combattu aux côtés d’une journaliste ukrainienne ayant troqué la plume pour le treillis. Comme le chanteur lyrique et tant d’autres civils volontaires, avocats, jardiniers ou poissonnières, Lera Burlakova s’est trouvée dans le combat une nouvelle raison d'exister Au point de ne plus trop savoir comment vivre loin du front.Wassyl est parti un jour de juin 2015. Il s’est rendu près de la station de métro Chevaleret à Paris et a embarqué dans un bus vers l’Ukraine. Réalisant exactement le même trajet que les colis et cartons qu’il envoyait depuis plusieurs mois à des bataillons de volontaires sur le front. Il allait enfin voir de ses propres yeux, vivre en vrai ce dont on lui parlait.Je peux m’imaginer sa curiosité, son excitation. Il communiquait chaque jour avec ces hommes et ces femmes, il devait avoir l’impression de les connaître. De vivre presque avec eux déjà, d’être des leurs. Je suis certaine qu’il s’y rend comme à un rendez-vous avec son destin. A ses proches, Wassyl a annoncé qu’il voulait comprendre par lui-même les besoins qu’il y avait là-bas. Il ne leur a pas franchement dit qu’il allait prendre les armes, alors qu’il le savait.Pour ce voyage, il n’est pas parti seul mais avec un compatriote. Aujourd’hui, cet homme est installé au Portugal, il travaille dans le bâtiment et ne veut pas me parler. J’aurais tant aimé savoir ce qu’ils se sont dit sur le trajet, où ils se sont arrêtés, ce qu’ils ont mangé, s’ils étaient graves ou joyeux, si en passant la frontière ils ont douté. A quoi pense-t-on quand on va faire la guerre le lendemain? See you in Valhalla Pour comprendre, j’ai écrit à Lera Burlakova, la nièce d’Alla, celle qui avait besoin de talkie-walkies pour le front. Elle aussi était journaliste et elle est devenue combattante de 2014 à 2017. Elle y a perdu son compagnon, puis a publié un journal de guerre poignant, intitulé Sous le ciel du Donbass, et publié aux éditions L’Harmattan. Alors bien sûr, elle n’habitait pas en France, n’était pas chanteuse lyrique, mais Lera sait ce que c’est de tout quitter pour plonger à corps perdu dans cette vie militaire dont on a tant de mal à revenir. Et aussi, elle a bien connu Wassyl, enfin «Myth» de son nom de guerre. Sur ses trois voyages, elle a été dans les mêmes bataillons que lui par deux fois. Wassyl Slipak (à g.) et Lera Burlakova (à dr.) ensemble au front. | Photo prise par Wassyl Slipak Après des mois d’échanges de mails, je suis heureuse de la rencontrer à Kyiv. Nous sommes en avril 2024. Je lui demande de choisir le lieu, un lieu important ou symbolique à ses yeux. Lera choisit le Musée national d’histoire militaire dans le quartier gouvernemental. La rue est semée de véhicules russes carbonisées exposés là. Elle m’attend près du dernier camion. Elle est avec son fils Tim, 5 ans, visiblement fin connaisseur d’armes russes démilitarisées.Voir plus
Chaque semaine, le dessinateur jurassien Pitch Comment croque un fait d'actualité pour Heidi.news.Le coup de semonce est venu de l’intérieur. Un tribunal italien a invalidé le 18 octobre 2024 la rétention des 12 premiers migrants envoyés dans les centres de rétention italiens en Albanie, en vertu d’un projet au cœur de la politique migratoire de Giorgia Meloni. L’accord, d’une durée de cinq ans, prévoyait que certaines demandes d’asile de migrants interceptés par les garde-côtes italiens en Méditerranée soient traitées en Albanie, hors Union européenne, L’objectif: faciliter les expulsions en cas de refus d’asile et dissuader en amont les candidats à l’immigration illégale.En droit italien, la démarche ne peut concerner que les hommes adultes en bonne santé et venant de pays sûrs. C’est sur ce dernier point que les juges de Rome ont trouvé à redire, estimant que le Bangladesh et l’Egypte, dont étaient originaires les 12 premiers migrants concernés, ne pouvaient être considérés comme sûrs. Ils s’appuient pour cela sur un arrêt de la Cour de justice européenne qui prévoit qu’un pays n’est «sûr» — pas de persécution, ni de discrimination, ni de mauvais traitements — que s’il l’est sur l’ensemble de son territoire et pour tous les individus.Les politiciens et les juges C’est un camouflet pour le gouvernement ultra-conservateur de Giorgia Meloni, qui entend faire de l’accord Rome-Tirana un modèle de politique migratoire au sein de l’UE. La Commission européenne, et plusieurs pays membres, sont intéressés par l’externalisation des demandes d’asile à des pays tiers. La Première ministre italienne a réagi au jugement en promettant de «surmonter cet obstacle», et trois jours plus tard un décret ministériel, à la portée juridique incertaine, venait établir une liste réglementaire de pays sûrs.Le bras de fer entre l’autorité politique et l’institution judiciaire ne fait que commencer. Un phénomène qui est loin de ne concerner que l’Italie: il est courant que le durcissement des politiques migratoires en Europe se heurte à l’état du droit. En France, le nouveau ministre de l’Intérieur très droitier Bruno Retailleau avait fait polémique début octobre en estimant que l’Etat de droit n’était «ni intangible, ni sacré», avant de préciser qu’il entendait par là qu’il serait nécessaire de «déplacer le curseur» du droit actuel, prenant comme points de comparaison la lutte contre le terrorisme et le Covid-19.
A l’approche des élections américaines, le dessinateur et journaliste français Elliot Raimbeau est retourné dans l’Iowa, où vit sa famille en partie trumpiste. Sur les traces de la tornade ayant dévasté la petite ville de Greenfield en mai 2024, il fait la rencontre d’un fils d’agriculteur qui a perdu sa maison de famille. Mais pas ses convictions politiques. «Est-ce que l’enjeu du changement climatique va avoir un impact sur mon vote? Non. Le sujet central de cette élection, pour moi, c’est l’économie. Donald Trump est à la hauteur. Il nous l’a déjà prouvé. Il a fermé la frontière.» Sur le perron de sa maison, Paul Ehms me parle fièrement de son candidat favori pour l’élection présidentielle. Derrière lui, le vide, là où se trouvait sa ferme familiale. Paul fait partie des survivants de la tornade qui a dévasté la ville de Greenfield (Iowa) au printemps dernier, l’une des trois tornades les plus puissantes jamais enregistrées aux États-Unis, qui a tué cinq personnes et causé plus de 31 millions de dollars de dégâts.Je suis venu pour que Paul me fasse le tour du propriétaire. En haut de la colline entourée de champs de maïs qui s’étendent à perte de vue, cinquante centimètres de murs en briques dépassent de fondations en béton. C’est tout ce qui reste de sa ferme familiale. A côté, une grange effondrée sur une moissonneuse batteuse et trois troncs d’arbres brisés. Je pensais m’être trompé d’adresse en arrivant.C’est Robin, l’amie de feu ma grand-mère, qui m’a parlé de cette tornade lorsqu’on discutait des enjeux climatiques pour l’élection. Elle s’est rendue sur place une semaine après la catastrophe avec un groupe de volontaires pour apporter un soutien psychologique aux victimes. «C’est comme si une bombe avait explosé, ça ressemblait à une zone de guerre.» «Ma maison s’était envolée» Paul descend les marches d‘un pas leste. Avec sa casquette, ses lunettes de soleil Aviator et son allure de prof de sport, il ne fait pas ses 64 ans. Nous contournons le trou béant et descendons dans la cave. Il me désigne l’endroit où il se tenait quand c’est arrivé. «Comme d’habitude, j’ai ignoré l’alerte tornade sur mon téléphone, c’est un truc pour les poules mouillées. J’ai repris le bricolage. D’un coup, la fenêtre de la cave s’est ouverte et une bourrasque m’a envoyé contre ce mur. Pendant 30 secondes, c’était l’enfer. Quand ça s’est calmé, j’ai levé les yeux, je n’arrivais pas à y croire. On voyait le ciel. Ma maison s’était envolée.»Voir plus
L’engagement de Wassyl Slipak et de ses compagnons de lutte n’est pas si aisé à comprendre, vu d’Europe de l’Ouest. Que signifie être nationaliste quand on est ukrainien et qu’on entend résister à la Russie? Pour comprendre ce qui se joue, l’autrice rencontre le politologue Philippe de Lara, qui a rencontré le chanteur lyrique en 2014, peu avant son départ pour le front.Nuits du 19 au 21 février 2014. Dans un chaos de fumée noire, de barricades et de jets de pavés, les berkout – les sinistres forces de police anti-émeute ukrainiennes, héritées de l’époque soviétique – tirent à balles réelles sur les manifestants de la place Maïdan. Il y a 82 morts et plus de 600 blessés. C’est un choc dans tout le pays et au-delà. Le président Ianoukovitch, proche de Vladimir Poutine, fuit la capitale. Pour les pro-Maïdan, cette victoire a le goût du sang. Peu après, à Paris, une manifestation se tient place des Invalides, près de l’Assemblée nationale. Il pleut, l’ambiance est triste. Wassyl est là, qui chante l’hymne ukrainien avec une petite foule. Philippe de Lara est là. Il découvre le colosse et l’observe de loin. Devenir son ami prendra du temps mais déjà, il est intrigué.Pour moi aussi, rencontrer Philippe de Lara a été un projet de longue haleine. Son emploi du temps est chargé d’un tas de choses personnelles et professionnelles. Je lui ai donc écrit plusieurs mails pendant des mois en m’excusant d’insister mais en insistant quand même. Je voulais absolument lui parler car c’est un peu grâce, ou à cause de lui, que je m’intéresse tant à Wassyl. Le patriotisme sans l’extrême droite Juste après que Gaston m’a parlé de Wassyl Slipak dans sa brûlerie de café, je suis tombée sur une tribune de Philippe de Lara, maître de conférence en philosophie et sciences politiques à l’Université Panthéon-Assas, publiée dans le journal Libération. Sur son ami, il disait ceci: «J’ai compris depuis longtemps et écrit que les ‘nationalistes ukrainiens’ n’avaient rien à voir avec les fachos, avec l’extrême droite, que le drapeau rouge et noir n’était pas plus fasciste et xénophobe que la Résistance française n’était monarchiste ou communiste, bien qu’il y ait eu des résistants monarchistes et communistes. Mais c’est au contact de Wassyl que je l’ai éprouvé intimement.»Voir plus
A l'approche des élections américaines de novembre 2024, le dessinateur et journaliste français Eliott Raimbeau est retourné à Story City, 3352 habitants, dans l’Iowa. C'est là que sa grand-mère a fini sa vie, un personnage hors du commun, mannequin pour Coco Channel et égérie de la beat generation. Depuis, la région a viré pro-Trump, et une partie de la famille d'Eliott aussi. Quel regard poserait-elle sur cette bascule? «Est-ce que j’ai déjà voté démocrate? Oui il y a longtemps, quand ils défendaient encore les ouvriers et les agriculteurs. Et puis il y a eu Obama et maintenant on ne parle plus que du racisme...» D'un geste sec du poignet, Jim referme le barillet et me tend le revolver. «La sécurité, c'est ce truc-là», ajoute-t-il, laconique. Il ne donnera pas plus d'explications, ni sur comment tirer, ni sur ses opinions politiques d'avant l'ère Trump. Je lève l’arme et cherche la cible en ligne de mire. Le décor: un carré en bois monté sur un tréteau, un talus de terre et des champs de maïs rasés à perte de vue. Pas de doute, on est dans l’Iowa. La détonation résonne et le vent emporte avec la poussière l’odeur de la poudre. J’ai un goût amer dans la bouche.Bienvenue à Story City Jim est mon cousin, ou plus précisément le cousin germain de ma mère. Il a 58 ans, il est retraité, après avoir passé une bonne partie de sa vie à ratisser avec son gros camion les routes de Story City – c’est le vrai nom de la ville. Dix ans que je n’étais pas venu dans ce coin paumé de l’Iowa où est née ma grand-mère maternelle, et où elle est rentrée «pour mourir», comme elle disait.En 2014, nous avons parcouru avec ma sœur une partie des États-Unis pour retrouver les traces de l’excentrique Marjorie Peterson. Infirmière pendant la Deuxième Guerre mondiale, première diplômée de la famille, muse des poètes de la beat generation à New York, mannequin pour Coco Chanel à Paris… Elle est morte en 2007. Je devais avoir 13 ans quand je l’ai vue pour la dernière fois. Elle n’a pas eu le temps de me raconter ses actions avec la War Resisters League contre la guerre du Vietnam, les manifestations du Women’s Liberation Movement. Son engagement contre la guerre en Irak et la politique de Bush. Elle n’a connu ni les années Obama, ni les années Trump.Depuis l’époque de Marjorie Peterson, le prude Iowa est devenu trumpiste. Alors que l’ex-président tente de revenir à la Maison-Blanche face à Kamala Harris, les pronostics sur les résultats du scrutin ne laissent ici guère de place au mystère. Le vote historique est dans deux semaines et je suis revenu le raconter en dessins. Que penserait ma grand-mère de ces nouvelles élections si elle était toujours en vie?«Elle n’aurait pas mâché ses mots pour parler de Donald Trump, ça c’est sûr!», s'exclame Marian Tesdall Olive, une cousine éloignée qui vit aussi à Story City. Elle jette un coup d'œil aux autres clients du petit café dans lequel elle m’a donné rendez-vous. Sa voix se réduit à un chuchotis: «C’est une grosse merde, voilà ce qu’elle aurait dit.» Dans les deux cas ça va être terrible Marian a une soixantaine d’années, elle a grandi avec ma grand-mère. Elle se souvient des longs repas lors desquels Rich Olive, son défunt mari, parlait politique avec Marjorie. Il a été sénateur démocrate de l’Iowa entre 2007 et 2011, et ils discutaient en profondeur les dossiers du moment. «Marjorie suivait tout ce qui se passait. Elle était radicale et n’avait aucun problème à le faire savoir.» Avec ses cheveux rasés sur le côté à la Miley Cyrus et son pull à capuche couleur citrouille, Marian n’a pas l’air d’une bigote non plus. Il faut pourtant attendre que les derniers clients quittent le café pour qu’elle ose me parler réellement des élections. «Ça n'a jamais été aussi divisé, les gens n’arrivent plus à se parler.»Avant l’élection de Donald Trump en 2016, l’Iowa avait la réputation d’être plutôt modéré. Cet état reculé du Midwest est longtemps resté un swing state, oscillant entre les partis Démocrate et Républicain. L’arrivée de Trump sur la scène politique semble avoir achevé une lente bascule vers le conservatisme. Mariam se souvient par exemple de la légalisation du mariage gay en 2009, et de la vague de protestation virulente qui a suivi. «Cet épisode annonçait déjà un peu les années Trump. Les Républicains les plus virulents et les plus radicaux ont complètement évincé les plus modérés», résume-t-elle, lugubre.Mariam sort de son sac quelques photos de ma grand-mère et me les donne. On y voit Marjorie vautrée sur un canapé avec un T-shirt informe et un petit chapeau rond. Elle avait posé pour les plus grands stylistes des années 1950 et a passé la fin de sa vie à mépriser les règles du bon goût les plus élémentaires. Mariam rit de ma remarque. En sortant du café, elle me confie :«Je suis terrifiée par le résultat de l’élection. Dans les deux cas ça va être terrible. Soit Harris est élue et j’ai peur de la réaction des trumpistes, soit Trump passe et je me demande ce que vont devenir les gens qui ne partagent pas ses opinions.» God, guns and Trump Je rentre à Jewell, le village dans lequel vivent Jim et sa femme Lisa, situé à une quinzaine de kilomètres de Story City. «A pearl in a friendly setting», une perle dans un écrin convivial, peut-on lire à l’entrée de la bourgade de 1200 habitants. La rue principale est en travaux depuis quelques années, au grand désespoir de ses rares commerçants. Devant le porche d’une maison, un grand drapeau «God guns and Trump» au milieu de squelettes en plastique.Je retrouve Tammy, une amie de Lisa. «J’ai peur de ce qui va se passer pendant l’élection», me dit-elle, et ses mots sont comme l’écho inversé de ceux de Mariam. «On savait qu’il y avait de la violence chez les Républicains les plus radicaux avec l’histoire du Capitole, mais on a essayé d'assassiner Trump deux fois! Ils sont prêts à tout pour le faire taire.»Jim, qui nous a rejoint, approuve d’un hochement de tête. «J’ai des valeurs conservatrices mais j’ai souvent voté démocrate, reprend Tammy. Aujourd’hui je pense que Trump est la solution du moindre mal, mais quand j’en parle à des démocrates, ils s’énervent tout de suite. Une de mes plus proches amies a arrêté de me parler pendant deux ans à cause de la politique. Alors on évite le sujet.»Jim et Lisa vivent dans une petite ferme, deux chevaux, trois chèvres, un chien et une dizaine de poules. Comme en 2014, lui et Lisa m’ont accueilli à bras ouverts. A mon arrivée, j’ai pas mal tourné autour du pot avec Jim. Je n’osais pas lui demander de but en blanc s’il votait pour Trump.Avec ses cheveux mi-longs, ses lunettes en rectangle et sa coupe au bol, passionné de films d’horreurs, Jim a un côté geek des campagnes. Il me faisait beaucoup rire quand j’étais petit. A faire des tours avec sa chèvre dans son side-car lors des parades du 4 juillet, et des courts métrages indépendants dans sa grange. Je lui trouve du style. Le vélo électrique qu’il utilise maintenant pour aller au bar arbore un drapeau pirate et deux petits squelettes pendent à son guidon, même quand Halloween est terminé. Marjorie a toujours eu de la tendresse pour lui et son côté un peu inadapté. «Elle avait ses opinions et moi j’avais les miennes», me répond-il quand je lui demande s’il parlait politique avec elle.Le premier jour, je suis allé aider Jim à creuser un trou pour enterrer une chèvre malade qu’ils n’avaient pas réussi à soigner. Je pensais qu’il allait l’euthanasier dans la grange, mais il a sorti son revolver et lui a tiré deux balles dans la tête. Le soir, il me présentait à ses copains du Malibu, un rade où une dizaine de personnes boivent du whisky dans la pénombre, accoudés à un long comptoir de bois. «C’est dommage, tu as raté le seul démocrate du bar, il vient de partir» s’est-il esclaffé, hilare. Cette fois, j’ai l’impression que la gaieté un peu caustique s’est mêlée de colère et de lassitude. Peut-être à force de parler politique. Peut-être parce qu’il n’a pas pu sauver la chèvre. Ce soir, Jim broie du noir. Du bruit, beaucoup de bruit Cette lassitude imbibe mes conversations avec Jim et d’autres proches de Marjorie. J’ai du mal à retrouver l’énergie vitale et la force de conviction qui l’habitaient. «Elle était tellement en avance sur son temps, m’a confié Mariam. Tous les grands enjeux de cette élection, c’était ses sujets de prédilection à l’époque.»  Son combat pour les droits des femmes n’a jamais été autant d’actualité, alors que la Cour suprême de l’Iowa a validé en juillet 2024 l’interdiction de l’avortement après 6 semaines de grossesse, contre 20 précédemment. «Elle était très  préoccupée par la persistance du racisme», m’explique de son côté Suzan Franzen, une amie de jeunesse avec qui elle militait. «Aujourd’hui le KKK infiltre les conseils d’administration des écoles pour faire interdire des livres. Je sais que ça l’aurait rendu folle.»Robin, jogging, lunettes de soleil et dreadlocks, est l’ancienne gérante du bistrot dans lequel Marjorie tenait son salon littéraire et artistique. Elle aussi est catégorique. «Si Marjorie était vivante aujourd’hui, elle aurait fait du bruit. Beaucoup de bruit.» On échange quelques souvenirs de ma grand-mère, dont elle s’est occupée à la fin de sa vie. «Elle n’avait pas d’argent. Elle m’appelait au téléphone pour me demander de lui préparer un sandwich et venait le prendre sans payer ni dire merci. La première fois qu’on a vraiment discuté ensemble de son passé, je lui ai demandé ‘mais qu’est-ce que t’as pas fait dans ta vie?’ Elle m’a répondu du tac au tac: ‘j’ai jamais baisé avec toi.’ J’étais pliée.»«Honnêtement, si Trump est réélu, j’hésite à quitter les Etats-Unis pour aller m’installer en Suède.» Nous contemplons la prairie jaunie par la sécheresse qui s’étend devant nous. Marjorie avait contribué à cette initiative. Réintroduire des fleurs sauvages endémiques et les laisser se développer sans intervenir. Laisser la nature reprendre un peu ses droits. «Tu sais, après plus de 20 ans, y a encore pas mal de gens qui veulent la raser. Ça fait un peu chaotique au milieu de la ville. C’est dommage, au printemps c’est vraiment magnifique.» Je regarde l’étendue sauvage, ne peut retenir un sourire. Même morte, Marjorie parvient encore à crisper ceux qu’elle appelait les «réacs».
Mercredi 16 octobre, douze premiers migrants étaient transférés dans les centres flambant neuf construits par Rome en Albanie. Trois jours plus tard, la justice italienne a ordonné leur retour en Italie. Un coup dur pour la Première ministre d’extrême-droite dont la méthode d'externalisation de gestion des migrants séduit autant qu'elle inquiète.En Italie, le climat politico-judiciaire s’annonce plus tendu que jamais ces prochains jours. En cause: le faux départ du grand projet d’externalisation de gestion des migrants de la Première ministre Giorgia Meloni.Vendredi 18 octobre, un tribunal de Rome a exigé le retour en Italie de tous les migrants placés, deux jours plus tôt, dans les centres flambant neuf construits par Rome en Albanie. Samedi, les gardes côtes italiens ont finalement ramené les douze Egyptiens et Bangladais à Bari, dans les Pouilles.Voir plus
Nour avait 18 ans quand les hommes de Daech sont arrivés à Raqqa, transformant le bastion de la Révolution anti-Assad en capitale de l’Etat islamique. Contrôle de l’espace public, exécutions à ciel ouvert, spoliation des biens, puis bombardements sans fin, rien n’est épargné aux habitants. La jeune femme, qui a connu toutes ces épreuves, pourrait en être brisée. On dirait bien que c’est l’inverse.Nour (prénom modifié) est arrivée ce jour-là avec une copine qui n’a pas dit un mot. C’était lors de notre première rencontre dans un café de Raqqa, en Syrie, un soir d’août 2021. Nour, en revanche, a parlé. Beaucoup parlé, même. Avec mon confrère Noé Pignède, lui aussi spécialiste du Moyen-Orient, nous avions demandé aux fixeurs Faris et Ali, nos deux anges gardiens dans la ville, de nous aider à rencontrer des jeunes femmes pour parler de tendresse, de drague, de sexe… Poser la question de l’amour dans la guerre permet de plonger dans la sphère la plus intime des gens, trop souvent oubliée des récits journalistiques. L’amour, ce n’est pas un truc de «reporter de guerre». Nous voulions faire exception.A 29 ans aujourd’hui, Nour transpire la liberté. Elle affiche cette assurance des femmes syriennes plongées dans la violence depuis 2011, année du début de la Révolution. Un soulèvement, au départ pacifiste, devenu un conflit interminable. Plus de 13 ans déjà que le clan Assad massacre son peuple. Plus de 400’000 morts, des centaines de condamnations internationales, sans aucun effet. Aujourd’hui, en 2024, Bachar al-Assad est toujours là, indéboulonnable, et il tend même à redevenir fréquentable aux yeux d’une communauté internationale résignée.En regardant Nour siroter sa citronnade ce jour-là, je réalise que c’est la première fois que je prends le temps d’échanger avec une Raqqaouie. Moi qui d’habitude m’attache tant à raconter la vie des femmes dans les conflits, j’étais passé à côté concernant Raqqa. A chacun de mes reportages dans la ville depuis 2019, ce sont les hommes qui ont occupé le plus de place. Enfin, ce n’est pas tout à fait vrai: j’ai bien raconté la vie des femmes à Raqqa, mais pas celle des Syriennes. Vous avez déjà aimé? Au fil de mes reportages, j’ai donné la parole à toutes les Françaises, Suissesses, et Belges qui, depuis 2014, ont décidé de rejoindre l’Etat islamique. Celles qui se sont installées dans les maisons volées par Daech. Celles qui ont eu des esclaves yézidis pour leur préparer à manger. Celles qui appelaient à l’aide pour pouvoir quitter cette organisation terroriste. De très jeunes filles parfois, avec qui j’ai pu échanger des centaines de messages Whatsapp. Beaucoup m’ont parlé des femmes de Raqqa avec un regard méprisant et raciste. A leurs yeux, les Syriennes ne savaient pas s’habiller, ni se maquiller, ni prendre soin d’elles. Un immeuble détruit par des frappes de Coalition internationale en 2017, à Raqqa en avril 2024. | Bernard Jallet Nour a croisé beaucoup de ces étrangères, de ces épouses de djihadistes, mais il lui faudra beaucoup de temps pour qu’elle accepte de m’en parler. Ce soir d'août 2021, Nour est là pour parler d’amour. Au cours de la conversation, elle pose une question stupéfiante.. Vous, vous avez déjà aimé? Je vous pose la question parce que je me demande si cela existe vraiment, l’amour. Difficile de répondre à ce moment-là, tant le sentiment amoureux est une évidence à mes yeux. Il fait mal, mais on s’y accroche dans les tempêtes. Bien sûr que j’ai déjà aimé, plusieurs fois même. Ma réponse maladroite a ouvert une vanne. Je dois vous l’avouer: je ne sais pas ce qu’aimer veut dire. En 2011, lorsque la révolution a commencé, j’étais dans la rue avec mon père pour manifester. J’étais une adolescente d’à peine 15 ans. L’âge où on apprend ce genre de chose. Moi, personne ne m’a appris à aimer… Daech m’a volé ma jeunesse. Aujourd’hui, il n’y a pas d’université. Raqqa a été débarrassée des djihadistes mais elle n’a pas été reconstruite. J’ai 25 ans et je ne suis toujours pas mariée parce que je veux garder cette liberté dont ils ont essayé de me priver. En quelques phrases, dans ce café, Nour venait de raconter toutes les blessures de Raqqa. Je suis rentrée en France, elle est restée en Syrie et nous avons continué à échanger sur Facebook. Je suis revenue à Raqqa en avril 2024  et Nour m’a invitée chez elle. Il s’était écoulé trois ans depuis notre première rencontre. Le noir, couleur du niqab La syrienne habite seule avec son père, dans l’appartement familial. Il est planté au milieu d’un quartier dévasté, stigmate des bombardements de 2017. Pour y accéder, il faut slalomer entre les trous, les voitures calcinées et les débris. A l’entrée de son immeuble, l’escalier tient à peine debout. L’appartement a été repeint, ses vitres changées, mais on ne se remet pas si facilement du déluge de feu qui a scandé les derniers jours de la bataille contre Daech, en octobre 2017. Bienvenue dans mon royaume! Nour dans sa chambre à Raqqa, le 18 octobre 2024. | Hassan Ibrahim, pour Heidi.news C’est avec un grand sourire que Nour pousse la porte de sa chambre.  La pièce fait moins de 10 mètres carrés. Dans un coin, une armoire, dont les portes ne se ferment plus tellement il y a de vêtements. Des chaussures, des sacs, des tenues colorées, que la jeune Syrienne achète de manière compulsive. Le noir est banni de ce dressing. Le noir du niqab que Daech a imposé aux femmes raqqaouie à leur arrivée en janvier 2014. Leurs corps devaient disparaître sous une longue tenue qui ne laissait même pas apparaître les yeux. Marcher avec le niqab, croyez-moi c’est une humiliation. Vous ne savez pas où vous mettez les pieds, vous ne voyez rien. Lorsqu’elle parle de cette période, la bouche de Nour se tord sur une mine dégoûtée. Elle hait ces djihadistes, venus du monde entier, qui ont imposé leur terreur dans sa ville. A l’époque, elle avait à peine 18 ans. La première fois où j’ai dû porter ce niqab qui me couvrait entièrement même le visage, j’étouffais sous ce tissu noir. Alors, je l’ai relevé, et là ma mère a eu très peur. ‘Tu veux qu’on finisse toutes les deux en prison? Tu es folle, cache ton regard, ma fille!’ Cela a été horrible d’entendre ces mots de sa bouche. Vous ne pouvez pas imaginer combien il est dévastateur de se sentir pris au piège dans sa propre ville, celle qui vous a vu naître.»
Des bouts de scotch sur une fissure Les hommes de Daech sont venus arrêter Nour en 2015, ils la soupçonnaient d’être une espionne. Ils l’ont emprisonné dans une cellule d’un mètre carré. Cinq hommes m’ont posé plein de questions sur ma vie. J’avais une cagoule sur la tête. Ils ont menacé de me tuer si je ne disais pas la vérité. Et puis au bout de neuf heures, ils m’ont relâchée. Nour ne veut pas s’attarder sur cet épisode. Elle l’a rangée dans un coin de sa mémoire. La jeune femme essaie d’effacer la violence de cette époque, consciemment ou non. Dans sa chambre, elle a trouvé une astuce pour cacher les fissures causées par les bombardements intensifs. «Regarde, j’ai collé des bouts de scotch argentés sur la fissure de ce mur, plaisante-t-elle. On dirait presque que c’est un effet voulu pour la décoration, non?»Elle passe des heures dans cette chambre à scruter les réseaux sociaux sur l’écran de son téléphone et à faire défiler des dizaines de vidéos. Une fenêtre ouverte sur le monde extérieur qu’elle rêve de découvrir. Sur un mur, elle a accroché une dizaine d’affiches. Là c’est Adèle, ma chanteuse préférée. Ici vous avez reconnu Fairouz, la diva libanaise. Sur un côté, un discret cliché de Nour. Elle est sur le toit de son immeuble fin 2017. «C’est le jour où je suis revenue à Raqqa après avoir fui quelques mois. Vous voyez, tout est détruit, il n’y a plus rien.» La photo de Nour après les bombardements de la coalition en 2017. | Céline Martelet
Une jeunesse volée Du tiroir d’une petite commode, Nour sort un carnet de dessins soigneusement conservé. Elle le pose sur son lit et se met à tourner les pages, plongeant dans le passé.«Pendant toute la période de présence de Daech, j’étais seule. Tous mes amis ont quitté Raqqa. Alors, je me suis mise à dessiner pour m’occuper. Mais très vite, je me suis retrouvée face à un problème: où trouver des feuilles blanches, des crayons de couleurs ou encore de la peinture? Tout cela était interdit par Daech. On n’avait même plus le droit de dessiner. Ma mère a réussi à trouver une boutique qui autrefois vendait du matériel de dessin, elle connaissait son propriétaire.«On lui a demandé un carnet de croquis. L’homme a commencé à paniquer. Il nous répétait : ‘C’est interdit, c’est dangereux!’. Finalement il a trouvé une solution, a assemblé plusieurs feuilles blanches A4 et il a ajouté une couverture cartonnée. Voilà, comment j’ai eu ce carnet de croquis. J’ai commencé à dessiner, ça me faisait beaucoup de bien. Chaque jour, j’y passais des heures et des heures. J’étais dans ma bulle, comme isolée de cette terreur qui avait envahi ma ville.»Nour a dessiné son frère, qui a dû fuir vers la Turquie dès l’arrivée de Daech en 2014. Le jeune homme est un activiste, l’un des premiers à être descendu dans la rue au début de la révolution contre le régime Assad. Ces opposants politiques acquis à un modèle démocratique et libéral, l’organisation terroriste cherchait aussi à les faire taire. «Il me manque tellement», soupire la jeune femme.«Moi, je suis restée par amour pour ma ville et parce que mes parents ne voulaient pas quitter Raqqa. Des mois, puis trois années se sont écoulés comme cela, lentement et en silence parce que le moindre signe de protestation pouvait nous coûter la vie. J’étais prisonnière. Je n’arrêtais pas de me demander: mais qu’est-ce que tu vas faire aujourd’hui?«La réponse était toujours la même: je vais manger, dormir et discuter avec mes proches. Je ne sortais pas, mais les voisins de mon immeuble me racontaient l’exécution d’untel, l’arrestation ou encore la disparition soudaine d’un autre. Le seul moment où je mettais un pied dehors, c’était pour aller au café internet, environ une fois par semaine. Je discutais avec mon frère en Turquie et je rentrais chez moi.»Assise sur son lit, Nour se tait puis replonge dans son carnet de dessin. Elle répète cette phrase, prononcée trois ans plus tôt déjà: «Daech m’a volé ma jeunesse».
On l’oublie parfois en Europe, la guerre en Ukraine débute vraiment avec l’annexion par Moscou de la Crimée en février-mars 2014. Beaucoup d’Ukrainiens de la diaspora se mobilisent pour aider leur pays pris par surprise. Avec d’autres, Wassyl Slipak crée une puissante organisation civile pour recueillir les dons et envoyer du matériel au pays. La métamorphose du chanteur débute.Décembre 2014, Paris, le cours du sapin de Noël s’est envolé. La cathédrale Notre-Dame n’a pas les moyens de s’en offrir un cette année. Un monseigneur le fait savoir dans certaines ambassades... Magnanime, la Russie offre alors un immense épicéa de 25 mètres, acheminement compris, au nom de l’amitié franco-russe. Voilà, l’arbre trône au cœur de la capitale française.Quand elles apprennent cela, Yuliya Yefremova et Alla Lazareva cherchent comment réagir à ce qu’elles considèrent comme un affront. Que l’envahisseur de leur pays soit le donateur du plus grand sapin de Noël parisien est insupportable. La Russie a annexé la Crimée en février de la même année et la guerre du Donbass a commencé dans la foulée, en avril. Pour protester, les deux amies ukrainiennes décident d’aller faire une décoration de Noël à leur façon: elles vont accrocher au fameux sapin des petits rubans bleu et jaune où sont inscrits le nom de combattants tués dans ce conflit dont on parle alors si peu.Les deux femmes sont journalistes de métier, elles ont quitté l’Ukraine il y a plusieurs années. Alla est rédactrice en cheffe adjointe du magazine The Ukrainian Week et Yuliya s’est reconvertie dans l’export de vêtements français vers les pays d’Europe orientale. Toutes les deux étaient à Kyiv sur la place du Maïdan, pour participer à la révolution qui a commencé en novembre 2013. Le président d’alors, Viktor Ianoukovitch, avait préféré signer un accord d’association avec la Russie plutôt qu’avec l’Union européenne. Des étudiants ont protesté, la révolte a été réprimée et une révolution citoyenne a commencé dans la capitale.Pendant trois mois, des dizaines de milliers d’Ukrainiens s’opposent à leur gouvernement pro-russe et à la corruption qui gangrène le pays, ils crient leur viscérale envie de se rapprocher de l’Europe de l’Ouest et de s’émanciper de l’oppressant voisin, à la suite de la Révolution orange qui a eu lieu 10 ans plus tôt. Alla et Yuliya suivent avec ferveur ce mouvement. Dans les rues de Paris Comme elles, dès la fin du mois de novembre 2013, partout dans le monde, la diaspora ukrainienne vibre à l’unisson de ce qui sera appelé la révolution de la Dignité. A Paris, les deux Ukrainiennes sont de tous les rassemblements aux métros Saint-Michel ou Trocadéro. Souvent deux ou trois cents personnes seulement, tant pis. C’est dans un de ces meetings parisiens qu’elles voient Wassyl pour la première fois. Il ne passe pas inaperçu. Il n'a pas encore sa mèche de cosaque et ses vêtements militaires, mais il arpente le devant des menus cortèges avec son haut-parleur. Vite, il devient une voix du petit Maïdan français.Voir plus

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